XIII
ET ADIEU DONC
James Sedgemore, second du Prince Noir, cessa de faire les cent pas sur la dunette et emprunta sa lunette à l’aspirant de quart. Il avait le visage tout rougi avec ce fort vent de suroît et surveillait de près l’activité fébrile qui régnait autour de lui. Le vaisseau s’apprêtait à appareiller. Mouillé devant Spithead, on le sentait déjà frémissant. Les mâts tremblaient, le gréement vibrait, tandis que dans les hauts, de minuscules silhouettes bondissaient comme des singes au milieu du lacis sombre que formaient enfléchures et haubans, drisses et bras.
Sedgemore pointa sa lunette sur la darse et s’arrêta sur le canot-major peint en vert du Prince Noir qui attendait devant les marches. Les avirons faisaient avant ou sciaient de manière à éviter d’endommager l’embarcation secouée par le clapot. Le maître d’hôtel du commandant, Tojohns, remplissait les fonctions de patron et il mettrait certainement un point d’honneur à ce que tout se passe bien.
Le vaisseau bruissait de conversations et de rumeurs depuis que Tojohns était monté à bord et avait raconté un certain nombre de choses. Le naufrage, la mutinerie, les requins mangeurs d’hommes, et, le plus beau de tout, comment la dame de l’amiral avait souffert et enduré toutes ces épreuves avec eux.
Un matelot poussa un cri de douleur en recevant le coup de garcette que venait de lui administrer un second maître bosco.
Sedgemore se dit que cela ferait du bien à tout le monde de prendre la mer. Les officiers étaient pour la plupart aussi novices que le gros de l’équipage et la moitié de l’état-major n’avait encore jamais mis le pied à bord d’un vaisseau du roi. Ils vont vite apprendre, se dit-il, sarcastique. Il n’avait pas du tout envie de laisser leur ignorance et leur incompétence mettre en péril la suite de sa carrière. Il se tourna vers le pont, là même où son prédécesseur avait été coupé en deux par un boulet français. Ce genre d’événement était la première source de promotion, et nul ne se posait de question, au cas où une seconde chance ne se présenterait pas.
Sedgemore pensait aussi à son commandant, si changé depuis qu’il avait quitté son bâtiment pour cette vague mission au Cap : à celui qui l’avait remplacé pour être aussitôt relevé de son commandement après cet abordage malheureux. Sedgemore avait eu de la chance : il était descendu à terre porter des plis au major général et on n’avait donc rien à lui reprocher.
Il était content de savoir le capitaine de vaisseau Keen de retour, l’autre était si distant, impossible de le percer à jour. Keen était revenu, tout heureux, plein d’allant, apparemment guère troublé par le grand nombre de terriens et de gibiers de potence qui constituaient son équipage.
Ils avaient connu un épisode délicat lorsque le Prince Noir avait levé l’ancre pour prendre la passe très étroite de Portsmouth avant d’aller mouiller sous Spithead. Le vent était anormalement fort, Sedgemore avait senti ses cheveux se dresser sur sa tête en voyant défiler le long du bord les récifs de la pointe de Portsmouth, il avait l’impression que les maisons du front de mer n’étaient qu’à quelques brasses. Il s’était alors tourné vers le commandant : il souriait en regardant les hommes agrippés aux bras. Il avait fallu doubler les timoniers à la grande roue double. Quand il y repensait, il se disait que Keen avait acquis un regain de jeunesse, d’enthousiasme, que l’on n’avait pas senti chez lui lorsqu’il attendait l’ouverture de la cour martiale qui allait juger le contre-amiral Herrick.
Etait-ce d’avoir survécu aux épreuves dans ce canot, ou d’avoir retrouvé sa jeune femme ? Il y avait sans doute un peu de tout cela.
D’autres marins arrivaient pour s’assurer que les cabillots étaient bien libres, avant de défaire les drisses afin de ne pas les retrouver coincés par les embruns lorsque l’ancre serait claire.
Sedgemore se mit à sourire tout seul. Oui, cela allait faire du bien de s’en aller d’ici. Apparemment, leur destination n’était pas le Portugal, mais les Antilles. Un coin perdu du bout du monde qui le mettrait à l’abri de ses créanciers, le temps de se refaire. Sedgemore était d’une ambition invraisemblable : d’abord un commandement, puis le grade de capitaine de vaisseau confirmé. C’était comme s’il avait couché son destin noir sur blanc. Il avait pourtant une faille, il aimait jouer et un petit séjour aux Antilles le mettrait à l’abri… jusqu’à la prochaine fois. Et puis, Sir Richard Bolitho allait bientôt monter à bord. Avec son expérience et son prestige, la perspective d’un avancement n’en était que plus probable.
Il vit passer Jenour qui montait sur le pont avec Yovell, puis ils disparurent à l’arrière. Jenour avait été jusqu’alors un jeune officier plein d’allant, toujours prêt à raconter des histoires qui captivaient le carré. À présent, de tous ceux qui venaient d’échapper à la mort, il paraissait le plus atteint, le plus taciturne. Cela dit, Sedgemore savait que bien peu de secrets résisteraient à quelques semaines de mer.
Le troisième lieutenant. Robert Whyham, qui était de quart, annonça :
— Le canot pousse, monsieur !
— Je vais prévenir le commandant. Faites rassembler la garde.
Il aimait bien Whyham, seul rescapé de l’ancien carré et qui en peu de mois avait été promu de son rang d’officier en cinquième. Il l’enviait aussi, sans savoir trop pourquoi, si ce n’est qu’il avait servi sous les ordres du commandant Keen à bord de son ancien vaisseau amiral, l’Argonaute, une prise qu’ils avaient faite aux Français. Encore un jour où ils s’étaient couverts de gloire. Sedgemore s’appesantissait rarement sur le versant plus sombre de ce genre de choses.
Il hésita, donna un dernier coup d’œil pour s’assurer que l’on ne puisse pas lui reprocher de rien laisser à la traîne.
— Et dites à cet aspirant de se rendre à l’avant. Qu’il vérifie que la marque de l’amiral est parée, qu’on l’envoie seulement au dernier coup de sifflet.
Whyham porta la main à sa coiffure dégoulinante d’eau.
— Bien, monsieur.
La bonne nouvelle, c’était que cette cérémonie se passerait aussi bien que possible. Les deux officiers fusiliers appartenaient à l’équipage d’armement du Prince Noir, équipage qui comptait désormais huit cents hommes et officiers.
Le lieutenant de vaisseau Sedgemore vérifia rapidement les parements de son manteau et ôta sa coiffure en arrivant près du fusilier de faction qui se tenait, imperturbable, devant la portière du commandant.
Un jour, moi aussi, j’y aurai droit. Pendant une fraction de seconde, il eut peur d’avoir parlé à voix haute, mais lorsqu’il se tourna vers le factionnaire, il remarqua avec soulagement qu’il n’y avait personne.
Il donna du poing contre la portière.
— Commandant ?
Le commandant du Prince Noir était debout sous la claire-voie de sa chambre de jour. Il leva les yeux vers les vitres tachées par les embruns. Le ciel était gris, de gros nuages fuyaient et les rafales frappaient de temps en temps le haut tableau du vaisseau. On avait l’impression de se trouver dans les tréfonds de la coque. Il jeta un coup d’œil à Jenour, qui, l’air maussade, examinait distraitement quelques papiers laissés là par Yovell à la signature de Keen. Il avait du mal à se l’imaginer à bord du canot, les mains déchirées à force de souquer ; et tout ce sang dans les fonds, lorsque Allday avait dû amputer la jambe du capitaine du Pluvier Doré. Et il avait tout autant de mal à se revoir tel qu’il était alors lui-même.
Il savait ce qui tourmentait Jenour. Il lui dit :
— Il fallait bien que cela arrive un jour. Vous êtes resté aide de camp de Sir Richard plus longtemps que quiconque. Il vous apprécie, et c’est sa façon à lui de vous récompenser, la seule d’ailleurs qui soit convenable.
Jenour émergea de ses sombres pensées. Bolitho lui avait dit lui-même que, lorsqu’ils auraient rallié les Antilles, et dès que l’occasion se présenterait, il lui trouverait un commandement qui lui convienne. La chose était habituelle et, au fond de lui-même, Jenour était conscient que c’était inéluctable. Mais il n’avait aucune envie de quitter l’amiral. Il faisait désormais partie de ce corps précieux par-dessus tout, nous, les « Heureux Elus », comme disait ce pauvre Oliver Browne. Et les heureux élus se faisaient plus rares à présent, mais cela ne l’arrêtait pas.
Keen prit son silence pour la marque d’une hésitation persistante et poursuivit :
— Nous n’avons pas le droit de refuser nos responsabilités. C’est un privilège qui nous est accordé, non un droit. C’est une chose que j’ai apprise comme beaucoup. Au début, vous étiez moins sûr de vous – il lui sourit : Moins mature, si vous préférez. Mais vous avez acquis de l’expérience, et nous en avons plus que jamais besoin. Regardez par exemple ce bâtiment, Stephen. Des mousses et des vieux briscards, des volontaires et de la racaille. Ainsi va la vie. Sir Richard a reçu ordre d’appareiller pour les Antilles à la tête de quatorze vaisseaux de ligne – il lui montra la pile de papiers : Et combien lui en ont donné Leurs Seigneuries ? Six au lieu de quatorze, une seule frégate au lieu des trois promises. C’est toujours la même chose. Et voilà pourquoi nous avons tant besoin de vos talents, que cela vous plaise ou non. Regardez, par exemple, le neveu de l’amiral. Lui aussi, il a été son aide de camp. À présent, il est capitaine de vaisseau confirmé et il commande une jolie frégate.
Jenour était incapable de se comparer à Adam Bolitho. Le neveu ressemblait terriblement à son oncle, avec en plus un feu intérieur qui lui venait d’ailleurs, sans doute de son père. Il soupira :
— Je vous remercie pour votre compréhension, commandant.
Keen le regarda se retirer avant de se consacrer à la routine, se préparer à prendre la mer. Dès que l’ancre serait haute et caponnée, il ne quitterait pas la dunette tant qu’ils n’auraient pas franchi la passe et paré les aiguilles. Puis cap au sud-ouest vers le large. À ce stade, son équipage de néophytes pourrait montrer ses talents – ou son manque de talent – tandis que le grand vaisseau se laisserait porter le long de la côte ouest.
On entendait de partout des piétinements, des cris aussi de temps à autre, étouffés par la distance et l’épaisseur du bois. Tous ces bruits qui racontaient l’activité et la tension qui règnent lorsqu’un bâtiment de guerre met à la voile. Les hommes devaient avoir d’autres pensées, en dehors de la peur qu’ils éprouvaient à devoir grimper dans la mâture au-dessus d’une coque qui se balance, ou d’avancer le long des vergues pour apprendre à larguer et à prendre des ris dans la tempête. Ils devaient songer à leur foyer qu’ils laissaient derrière eux, et qu’ils ne reverraient peut-être jamais. Des hommes que les détachements de presse, peu portés à la pitié ou à la commisération, avaient arrachés aux rues de leur ville, aux chemins de leur campagne. C’était là un caractère très particulier aux marins. La plupart de ceux qui servaient déjà le roi, même de force, ne voyaient pas pourquoi les autres ne partageraient pas leur sort.
Keen passa à bâbord pour jeter un coup d’œil par les fenêtres ruisselantes qui donnaient en abord sur le balcon. Le paysage était brouillé, comme une peinture que l’on aurait laissée sous la pluie : les fortifications d’un gris lugubre, et les toits d’un rouge chaleureux en arrière-plan. Il se revoyait conduisant son bâtiment dans le goulet, et Julyan, son maître-pilote, qui s’exclamait : « Bon Dieu, j’ai bien cru pendant une seconde ou deux qu’on allait arracher la véranda du Vieux Québec ! »
Ai-je changé à ce point ? Est-ce l’influence qu’elle a eue sur moi ?
Après tout, que demandait-il ? Il l’aimait ; pourquoi avait-il été surpris qu’elle finisse par trouver au fond d’elle-même de quoi l’aimer en retour ? Peut-être s’agissait-il simplement de gratitude.
Mais rien de tout cela ne s’était produit. Pendant un long, très long moment, elle était restée dans ses bras à sangloter doucement, à murmurer contre sa poitrine.
Même maintenant, il n’en était pas sûr.
Ils s’étaient assis au coin du feu dans l’appartement qu’on leur avait réservé dans leur vaste demeure du Hampshire. Ils auraient pu croire qu’ils en étaient les seuls occupants. Puis elle lui avait pris la main pour le conduire dans la pièce à côté. Un feu y brûlait également et transformait leurs ombres en spectres qui dansaient la gigue. Elle s’était tournée vers lui, toujours à quelques pas, ses yeux brillaient à la lueur des flammes. Puis, d’un geste délibéré, elle avait laissé glisser sa robe sur le sol. Elle s’était approchée de lui et ils étaient tombés ensemble sur le grand lit. Médusé, il l’avait sentie attirer ses lèvres sur ses seins érigés, elle lui maintenait la bouche, un téton puis l’autre, à le rendre fou. Mais ce n’était pas fini. Elle était étendue sur la couche, nue, si bien que sa cicatrice était exposée à la lueur des flammes. Jamais encore elle ne l’avait laissé la voir ainsi, sans montrer la moindre honte. Elle l’avait regardé par-dessus son épaule nue et avait murmuré : « Prends-moi comme tu voudras. À présent, j’en ai le courage. » Et sa voix s’était brisée lorsqu’il avait enlacé son corps. « Quand je pense à tout cet amour dont tu as été privé. »
Et les choses avaient continué ainsi, jusqu’au jour où Keen avait reçu ordre de rallier Portsmouth : passion, exploration, découverte. Leur séparation avait été pénible, et lui avait laissé au cœur une souffrance comme il n’en avait encore jamais connu.
Quelqu’un frappa, il répondit :
— Entrez !
Non, il n’en était pas encore à oublier son bâtiment dans un moment d’extase.
Sedgemore regarda la chambre, là même où ces importants messieurs de la cour martiale étaient venus prendre quelques rafraîchissements durant les interruptions de séance.
— Le canot de Sir Richard Bolitho vient de pousser de la darse, commandant.
— Parfait.
Keen consulta sa montre. Un nouvel appareillage, mais avec, cette fois-ci, l’espoir au cœur, la certitude qu’elle l’attendrait. À présent, il savait pourquoi ce qu’ils avaient connu à bord du canot l’avait laissé aussi calme : il ne se souciait pas de vivre ou de mourir, il n’avait rien à perdre.
— Il y a beaucoup de courant, commandant.
Keen hocha la tête, mais revivait ces nuits et, parfois, ces jours. Elle lui avait fait découvrir un désir, des tourments qu’il n’avait jamais éprouvés, des jouissances qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Il dit brusquement :
— Oui, c’est cela. Mettez tous les hommes disponibles au cabestan, je désire lever l’ancre dès que possible.
— C’est déjà fait, commandant.
Keen sourit : Vous y avez intérêt. Avec le temps, Sedgemore promettait de devenir un bon second, il en avait déjà apporté la preuve. Et c’était mieux ainsi, avec cet équipage de gens à dégrossir.
Il remarqua que Sedgemore s’était mis sur son trente et un pour accueillir l’amiral. Sa vareuse d’uniforme ne sortait pas de chez quelque tailleur juif du port, mais de chez un tailleur de qualité. Son sabre était une arme de prix, la lame de bon et bel acier bleuté était ornée de motifs décoratifs et estampée. La solde d’un lieutenant de vaisseau n’y eût pas suffi, et Keen savait que le père de Sedgemore n’était qu’un modeste bourrelier.
Il revint à son vaisseau.
— Je vois que nous avons bon nombre de bambins chez nos jeunes messieurs.
— C’est exact, commandant. Deux des aspirants ont à peine douze ans.
Keen ramassa son sabre.
— Bien, surveillez-les, monsieur Sedgemore.
— Comme s’ils étaient mes propres fils, commandant !
Keen se tourna vers lui :
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. À leur âge, ils sont souvent les souffre-douleur de tout le monde. Et je ne veux pas qu’on leur en fasse subir plus qu’il n’est nécessaire.
Il sortit et, passant près du factionnaire :
— Comment va votre femme, Tully ?
Le fusilier claqua des talons.
— Nous attendons un troisième enfant, merci, commandant !
Il rayonnait encore de bonheur lorsque Keen et son second arrivèrent sur le pont où régnait une lumière blafarde.
Sedgemore hocha la tête. Il en avait appris un bout sur son commandant, aujourd’hui. S’il avait été plus futé, il aurait même deviné où et quand Keen avait appris à se comporter ainsi.
Keen examinait le canot-major vert qui tournait la poupe en mourant sur son erre. Il n’avait pas besoin de lunette pour distinguer dans la chambre Bolitho, recroquevillé dans son manteau de mer.
Allday était assis à ses côtés et c’est son propre maître d’hôtel qui tenait la barre. De vieux souvenirs lui revenaient, peut-être à lui plus qu’à d’autres. Cette femme adorable près de lui dont les embruns révélaient les combes, lorsqu’elle avait embarqué avec eux dans ce canot. Et les deux mutins qui étaient morts, le premier de la main d’Allday, l’autre, à supposer qu’il eût vraiment été l’un d’eux, d’avoir bu de l’eau de mer, dans des souffrances effroyables. Ils avaient eu des nouvelles du dernier mutin, celui qui avait pris place dans la chaloupe du bosco. On l’avait pendu à Freetown quelques heures après leur débarquement là-bas. La justice se montrait d’autant plus sévère et expéditive que l’on était loin des autorités.
Lady Catherine était certainement à Portsmouth, quoi qu’ait pu lui dire Bolitho. Elle regardait sans doute le canot bouchonner, s’accrochant à cette image pour la garder vivante dans son esprit.
Keen fit un bref sourire au plus ancien des officiers fusiliers, le major Bourchier, qui inspectait une dernière fois la garde d’honneur.
— Alors, major, fâché de partir ?
Bourchier gonfla les joues, des joues presque aussi écarlates que sa tunique.
— Non, commandant, je suis prêt à aller jouer aux petits soldats, pas vrai ?
Un être sans trop d’imagination, mais soldat digne de confiance, songea Keen. La seule fois où il l’avait vu manifester une certaine émotion, c’était à bord du Benbow de Herrick, après la bataille. Tous les fusiliers dont le poste de combat était sur la dunette étaient étendus là, bien allongés, dans une mare de sang qui montrait assez qu’ils avaient été de vrais soldats. Peut-être s’était-il imaginé là, gisant avec eux. Il leur venait à tous cette pensée, un jour ou l’autre.
— Fusiliers ! Garde à vous !
Il faisait un froid de gueux à la pointe de Portsmouth, balayée par un vent humide qui soufflait en rafales. L’équipage du canot qui luisait comme du verre se démenait pour l’amener au pied de la coupée.
Bolitho se retourna pour jeter un dernier regard à l’entrée de la darse, par laquelle tant d’autres étaient passés avant lui. Mais cette fois-ci, c’était bien différent. Il passa le bras autour des épaules de Catherine, il détestait ces instants de séparation. Il aperçut Allday sur les marches, un sergent fusilier qui surveillait ses hommes. Leur mission consistait à empêcher des curieux de troubler les derniers instants de Bolitho sur le sol de l’Angleterre. Non qu’ils fussent bien nombreux. C’était sûrement un avant-goût de l’hiver qui les attendait, et des tempêtes d’octobre.
Catherine essuya les embruns qui lui trempaient le visage et se tourna vers lui, l’air anxieux.
— Tu feras attention à toi, mon chéri ?
Il la serra plus fort.
— Tu le sais bien. J’ai une raison de vivre, désormais.
Il l’avait suppliée de ne pas rester et de rentrer directement à Falmouth. Mais il savait que cela lui était impossible.
— Lorsque nous étions dans ce canot… reprit-elle – elle hésita, elle aurait voulu être n’importe où, sauf dans cette rue balayée par le vent : Je savais que je pouvais regarder la mort en face, puisque tu étais avec moi. Sans toi…
Elle se tut de nouveau.
— Tu le vois, je ne suis pas si courageuse.
Pendant la route, avec Mathieu qui menait la voiture au milieu des ornières – lesquelles, avec l’hiver, deviendraient vite une vraie bouillasse –, il lui avait parlé de son escadre, six voiles au lieu de quatorze, une seule frégate au lieu de trois. Même en y ajoutant le Prince Noir, certainement l’un des plus formidables vaisseaux en service, cette Flotte ne permettait pas de chasser les Français de leurs possessions aux Antilles. Et tout cela parce que Bonaparte avait décidé de s’emparer du Portugal et de mettre son propre fils sur le trône d’Espagne. Cette initiative les avait contraints à diviser leurs forces, si bien que même le renfort de la Flotte saisie aux Danois n’y suffisait pas.
— Tu me manqueras, tu ne peux pas savoir à quel point, reprit-il.
Elle resta silencieuse, il savait qu’elle éprouvait le même sentiment. Il faut que je lâche ses épaules, que je descende ces marches et que j’embarque dans le canot. Et tout sera fini.
Il se souvenait de son air de dédain lorsqu’il lui avait appris que sa seule et unique frégate serait le vieux Tybald, un vaisseau qu’il connaissait fort bien, sous le commandement d’un homme qui valait son pesant d’or lorsqu’il s’agirait d’aller tâter la puissance de l’ennemi aux Antilles.
— Ce ne sera donc pas Adam ?
Elle semblait si préoccupée de sa sécurité qu’elle avait envie de voir autour de lui tous ceux qui lui étaient chers. Il lui demanda :
— Que vas-tu faire ?
Elle le regardait avec une rare intensité, comme désespérée.
— J’aiderai Ferguson – et puis, Zénoria sollicitera peut-être mon avis pour lui trouver une maison en Cornouailles. Je sais que la famille de Keen s’en méfie encore un peu…
Voilà qui ne surprenait guère Bolitho : de belles demeures à Londres et dans le Hampshire, un frère avocat richissime et un autre qui se disait modestement « fermier », alors qu’il possédait davantage de terres que Roxby.
— J’ai fait porter quelques objets à bord. De quoi te nourrir convenablement – ainsi, tu te souviendras de moi de temps en temps.
Il déposa un baiser dans ses cheveux. Ils étaient tout mouillés d’embruns, et peut-être aussi par le crachin. Mais cela aurait pu être des larmes.
— Prends soin de ton œil.
Elle n’en dit pas plus. Au début, on aurait pu garder espoir, c’était ce que lui avait redit le médecin. Il pouvait encore se passer quelque chose. Mais il ne lui avait guère laissé de doute, le temps déciderait.
Bolitho entendit les chevaux piaffer sur les pavés, pressés de s’en aller, comme s’ils savaient que, cette fois-ci, ils prenaient le chemin de Falmouth et de leurs écuries bien tièdes.
— Kate, je me suis arrangé pour que tu sois accompagnée par quelques cavaliers pendant ton voyage.
Elle ôta son gant et posa la main sur sa joue.
— Tu as déjà oublié ta tigresse ? Ne crains rien, Richard. Souviens-toi seulement que la maison t’attend… Tu te le rappelles, c’est ce que tu me disais toi-même après la perte du Pluvier Doré, alors que nous avions si peu de chances de survivre.
Il détourna les yeux.
— Je n’oublierai jamais… il se tut : Si seulement nous avions plus de temps.
— Tous les marins s’en plaignent, mon amour.
— Et puis, ton anniversaire est dans trois jours… J’aurais tant aimé être avec toi.
Il se disait qu’elle devait éprouver le même sentiment : l’âge, le temps qui passe. Tout cela lui paraissait si précieux à présent.
Il la mena contre le mur, à l’abri. Il voyait déjà en imagination son vaisseau amiral aux Antilles. Un gros bâtiment, qui naviguait seul, mais une poussière sur ce vaste océan hostile.
— Je lèverai mon verre en ton honneur, Kate.
Sans se retourner, Allday lui cria :
— Je crois qu’il est l’heure, sir Richard. C’est la renverse et Tojohns a du mal à ne pas bouger.
— Très bien. Faites-lui signe d’accoster.
Puis il fit volte-face et la serra très fort contre son manteau constellé d’embruns.
— Je t’aime tant, Kate. Mon cœur se déchire à l’idée de te quitter.
Ils échangèrent un long baiser, essayant de graver cet instant dans leur mémoire, revivant tous les souvenirs, leur triomphe sur tous les dangers et même la mort. Lorsqu’elle se tourna vers lui, elle avait les larmes aux yeux.
— Je ne supporte pas l’idée de te savoir à Port-aux-Anglais sans moi. Ce jour où tu es arrivé, où notre amour a pu se donner libre cours, à jamais.
Cette pensée avait déjà traversé l’esprit de Bolitho, mais il avait espéré qu’elle ne lui reviendrait pas.
Il entendit les avirons que l’on rentrait et vit qu’elle regardait Allday, debout près du canot qui dansait. Un jeune enseigne était assis dans la chambre qui le fixait comme si c’était la première fois qu’il commandait une embarcation. Catherine héla Allday :
— Cela est déjà arrivé, Allday. Mais faites-le pour moi, prenez soin de lui !
Allday eut un sourire contraint.
— On a tous les deux de quoi nous donner envie de revenir, milady – du moins, c’est le cas pour moi !
Il les regarda s’embrasser, il savait ce que coûtait cette séparation à l’homme qu’il servait et qu’il aimait plus que nul autre. Puis il se laissa descendre à bord et se concentra sur l’enseigne qui restait bouche bée.
— Il est de coutume que l’officier descende à terre lorsqu’un amiral monte à bord, monsieur !
Tojohns se retint de sourire. L’enseigne sauta sur le quai et le vent manqua emporter sa coiffure. Allday lâcha entre ses dents :
— Sacré nom, çui-ci, c’est sans espoir !
Bolitho ne s’était rendu compte de rien.
— Vas-y, dit-il à Catherine. N’attends pas ici. Tu vas prendre froid.
Elle se détacha de lui, à regret, elle lui tendit les bras, leurs doigts se frôlaient encore.
— J’ai mon médaillon, dit-il.
Elle lui lit la réponse traditionnelle :
— C’est moi qui te l’enlèverai lorsque nous serons allongés l’un contre l’autre, mon chéri.
Puis, son vieux sabre battant contre la hanche, Bolitho descendit les marches, salua l’enseigne et son maître d’hôtel.
— Je suis prêt.
Il s’assit près d’Allday, remonta le col de son manteau sur ses oreilles et abrita sa coiffure.
— Poussez ! Avant partout !
Les avirons montaient, redescendaient, on mit la barre dessous et le joli petit canot se dégagea des marches glissantes, pleines d’algues.
Sa tête lui faisait mal. Bolitho avait l’impression que les avirons battaient un rythme en cadence, en haut, en bas, en haut, en bas, montant et redescendant comme des ailes à chaque effort. Le canot s’éloigna du rivage.
Il allait retrouver la vie à laquelle il s’était attendu lorsque, âgé de douze ans, il avait pris la mer pour la première fois. Dans trois jours, ce sera ton anniversaire. Il entendait encore sa voix emportée par le vent. Plus tard, dans la solitude de sa chambre, il revivrait chacune des heures qu’ils avaient passées ensemble. Leurs promenades, le bonheur que leur procuraient le silence et le fait de se comprendre sans dire un mot, cet élan soudain et impétueux qui les poussait à s’aimer, assoiffés l’un de l’autre, d’une avidité qui les laissait haletants et, parfois, un peu honteux.
Il se retourna pour regarder la terre qui s’éloignait. On voyait les coques noir et blanc de plusieurs bâtiments de guerre qui tiraient sur leurs câbles. Voilà mon univers. Pourtant, il avait beau essayer, il ne pouvait admettre qu’il n’y eût pas quelque chose d’autre. Ils avaient appris des privations qu’ils avaient subies à bord du canot du Pluvier Doré, même lui. Leurs souffrances avaient fait naître une étrange camaraderie entre les naufragés, sans notion de titre ou de grade. Et puis, les hommes avaient respecté Catherine et sa servante, en dépit des dangers trop réels qui les menaçaient.
Ne m’abandonne pas.
Le capitaine, Samuel Bezant, abreuvant d’injures ceux qui l’avaient trahi ; Tasker, le second maître, qui avait participé au complot. Il se demanda si elle s’était jamais autorisée à repenser à son peigne espagnol, et au coup porté à Jeff Lincoln, ce traître. Elle avait dû prévoir ce geste permettant d’éviter à Jenour de se faire repérer, alors que Lincoln s’était emparé d’elle. Et Tyacke, avec son visage atroce, débordant de bonheur et de fierté de les avoir retrouvés et sauvés avec son bâtiment.
Il regarda autour de lui, s’imaginant entendre la voix de Catherine sur la mer agitée, s’attendant presque à la voir. Mais les murailles étaient invisibles ou presque, au milieu des embruns qui faisaient comme un voile de brume au-dessus du rivage.
Il se retourna vers l’avant. Les nageurs essayaient visiblement d’éviter son regard. La plupart d’entre eux avaient à tout le moins entendu parler de lui. Mais quid des autres et de la petite escadre qui allait connaître la chaleur, les cyclones capables de vous réduire en miettes n’importe quel bâtiment ? Ils allaient devoir apprendre. Comme tous ceux qui étaient restés derrière, la part de l’Amirauté en quelque sorte.
Keen serait certainement soulagé de naviguer sans conserves, sans les responsabilités que cela impliquait. Il aurait ainsi le temps d’entraîner ses gens, de les exercer à la manœuvre, de pratiquer l’école à feu, jusqu’à ce qu’ils atteignent le niveau d’un vaisseau amariné. Quel plaisir de revoir le Keen d’autrefois, à Dieu vat ! Ses retrouvailles avec sa femme aux yeux d’or avaient dû être merveilleuses. Le marin et sa sirène.
Il sentit Allday qui s’agitait.
— Nous y voilà, sir Richard.
Il n’y avait dans sa voix ni enthousiasme ni regret. C’était son bâtiment. C’était sa vie.
Bolitho s’abrita les yeux et vit qu’Allday lui jetait un regard furtif, un peu inquiet. Le Prince Noir semblait dominer de toute sa hauteur le soixante-quatorze le plus proche. On apercevait de minuscules silhouettes qui s’activaient le long des vergues et dans les hauts ; d’autres encore parcouraient les passavants ou attendaient par petits groupes de recevoir leurs ordres des officiers et officiers mariniers.
Un vaisseau dont on pouvait être fier, certes, mais qui n’avait encore aucun souvenir, aucune tradition.
Afin d’apaiser les pensées qui le préoccupaient, Bolitho lui dit calmement :
— Je suis content que vous ayez retrouvé cette femme. J’espère que tout se passera bien.
Rappeler à Allday qu’il pouvait mettre sac à terre quand bon lui semblerait était inutile. Il l’avait amplement mérité, et bien plus que beaucoup d’autres. Et maintenant, condamné à des souffrances perpétuelles par ce coup de sabre espagnol, il avait bien le droit de profiter un peu de la vie. Mais c’était peine perdue. Il avait déjà fait plusieurs tentatives. Cela ne servait qu’à mettre Allday en fureur, ou à le blesser, et dans les deux cas, quand on avait sa carrure, c’était même encore pire. Allday lui répondit :
— C’est une bien jolie p’tit’chaloupe, sir Richard. Peux pas m’imaginer qu’elle a connu ce pauv’ Jonas Polin – il émit un petit rire : Dieux garde son âme.
Ils ne virent pas les regards curieux que leur jetaient les marins du canot. Un maître d’hôtel qui taillait la bavette avec son amiral, voilà qui n’était pas chose courante dans la marine royale. Allday ajouta :
— On se comprend, nous deux, comme qui dirait. Faut que je chauffe ma place, mais elle ira pas s’en chercher un autre – il fronça les sourcils : Ouais, enfin quelque chose comme ça.
Il lança à Bolitho un coup d’œil suspicieux. Sous peu, l’amiral aurait tant de choses à faire, tant de visages à reconnaître et de noms à retrouver. Il n’en reste pas beaucoup du coup d’avant, songea-t-il.
Il reprit :
— S’il devait arriver quoi que ce soit, sir Richard…
Il avait parlé si bas que sa voix se perdait dans le grincement des avirons et le bruit des vagues.
Bolitho posa sa main sur la manche de ce grand gaillard.
— N’en dites pas plus, mon vieux. Cela vaut pour nous deux – il tenta un sourire : Ce sont les meilleurs qui partent les premiers, tout a une fin, pas vrai ?
Lorsqu’il releva la tête, Bolitho aperçut le boute-hors qui défilait au-dessus d’eux. Tojohns essayait de passer aussi près que possible des bossoirs. La figure de proue furibonde se dressait. Edouard, prince de Galles, fils d’Edouard III, vêtu de sa cotte de mailles et de son armure toute noire soulignée d’une tache de couleur, son surcot blasonné de fleurs de lys et des lions d’Angleterre. Il était menaçant à souhait, capable d’effaroucher l’ennemi, comme il l’avait fait en cette terrible matinée lorsqu’il était venu disperser les vaisseaux français qui avaient réduit le Benbow de Herrick à l’état d’épave.
Bolitho se sentait la gorge sèche, comme chaque fois qu’il voyait la garde rassemblée pour l’accueillir à la coupée, les officiers en uniforme bleu et blanc, les tuniques écarlates des fusiliers.
Lorsqu’il repensait à cette réaction, la chose l’amusait. Qui aurait deviné que lui aussi se sentait nerveux, aussi peu sûr de lui ? Mais en ce moment, cela ne le faisait pas rire du tout.
— Brigadier !
Bolitho sortit son couvre-chef et l’enfonça sur sa tête. Il revoyait le visage de Catherine, après qu’il eut fait couper son catogan pour adopter une coupe plus à la mode. Allday, qui avait gardé le catogan le plus long qu’il eût jamais vu, appelait cette coiffure « les coquetteries de ces jeunes blancs-becs du carré ». Mais Kate n’avait pas grondé Bolitho, pas plus qu’elle ne riait quand il montrait son appréhension d’être plus âgé qu’elle.
Allday laissa passer entre ses dents :
— Paré à virer, sir Richard ?
Le vaisseau les dominait de toute sa masse, le canot bouchonnait et plongeait comme pour empêcher le brigadier de crocher dans les porte-haubans.
Leurs yeux se croisèrent.
— Paré, vous l’avez dit.
Bolitho écarta son sabre pour dégager la jambe et empoigna les deux mains courantes.
Il suffisait d’un faux pas. Et puis, la seconde d’après, ou c’est du moins ce qui lui parut, il passa la coupée et se retrouva en sécurité sur le pont principal.
Trilles des sifflets, claquements des mousquets, baïonnettes au canon, l’éclair du sabre de l’officier fusilier : ce cérémonial ne manquait jamais de l’impressionner. Et puis Keen qui accourait pour le saluer, tout sourire.
— Bienvenue à bord, sir Richard.
Ils se serrèrent vigoureusement la main et Bolitho lui dit avec un léger sourire :
— Je suis désolé que vous n’ayez pu arborer votre marque. Val. Cette fois, le sort a joué contre nous.
— Cela n’a pas d’importance, lui répondit Keen en faisant la moue. Je suis comme ce malheureux Stephen Jenour, ce n’est pas un moment que j’appelle de mes vœux !
Bolitho salua ensuite les officiers et remarqua leur expression : curiosité, espoir peut-être. Leur sort reposait sur lui ; pour eux, il était leur avenir, pour le meilleur et pour le pire.
— Je descends tout de suite à l’arrière, Val. Je sais que vous avez hâte de lever l’ancre.
Il s’éloigna en observant un groupe d’hommes que rassemblait l’un des lieutenants de vaisseau.
— Cet homme, Val…
— Oui, amiral, de nouveaux embarqués. Mais celui que vous avez remarqué n’est autre que William Owen soi-même, celui qui était de vigie à bord du Pluvier Doré en ce triste jour.
— Faites-le redescendre à terre. Il bénéficie d’une protection. Et après ce qu’il a fait…
Sans le respect qu’il devait à son amiral, Keen aurait éclaté de rire.
— Il s’est porté volontaire, amiral. « J’crois qu’on doit rester ensemble », ce furent ses propres mots.
Bolitho parut tout surpris. Vous ne comprenez rien, n’est-ce pas ? Même à présent. Peut-être ne comprendrez-vous jamais.
Il le précéda jusqu’à l’arrière, sachant que Bolitho se souvenait sans doute de la cour martiale qui s’était tenue là. Sombre souvenir.
Ozzard et Jenour les attendaient dans la grand-chambre. Bolitho examina les lieux. Sa cave à vins et le seau à rafraîchir étaient déjà à leur place. On les avait débarqués lorsqu’il avait été porté disparu.
Ozzard lui dit, comme en s’excusant :
— Nous n’avons pas encore tout rangé, sir Richard, mais je vous ai préparé du café.
Et il jeta un regard alentour, visiblement très fier de ce qu’il avait réalisé en si peu de temps. Bolitho nota qu’il ne manifestait pas le moindre regret de partir. Après leur naufrage, il lui aurait volontiers pardonné de vouloir rester sur de la bonne terre bien ferme et bien sèche.
Il y avait un coffre grand ouvert sur la toile noir et blanc qui recouvrait le pont. Il y aperçut quelques livres soigneusement empaquetés. Des ouvrages tout neufs, reliés d’un cuir vert magnifique et finement dorés au fer, des dorures si belles qu’on les aurait cru faites à la plume.
— Qu’est-ce que cela ?
Ozzard cacha ses mains sous son tablier.
— De la part de Sa Seigneurie, sir Richard. Le canot de rade les a déposés à bord.
Voyant la tête qu’il faisait, Keen dit précipitamment :
— Venez avec moi, Stephen – et à Ozzard : Servez donc du café à Sir Richard.
Les portes se refermèrent, Bolitho entendit le factionnaire qui reposait son mousquet.
Il s’agenouilla pour examiner l’assortiment de livres : toutes les pièces de théâtre qu’il avait perdues lorsque le Pluvier Doré était parti par le fond. Il prit un volume que l’on avait rangé à part. Un choix de sonnets de Shakespeare, imprimés en gros caractères. Elle l’avait visiblement sélectionné avec grand soin, de façon qu’il pût le lire aisément.
Il sentit son cœur s’arrêter en voyant un signet en tissu coincé entre deux pages : il ouvrit délicatement le volume et le déplaça pour avoir davantage de lumière, en cette grise journée.
C’était son message à elle, pour le consoler lorsque la pensée de la séparation et de l’âge se ferait trop cruelle.
C’est l’étoile que voit la barque errante,
On ne sait son prix lorsqu’on prend sa hauteur.
Puis il parut retrouver un peu de son calme.
Amour par le temps ne se laisse berner, des lèvres et des joues tout aussi roses
Dans la fourche inclinée du compas se font voir ;
Amour point ne se fane en ces heures, ces semaines si brèves…
Il se releva, il n’entendait plus les ordres que l’on criait sur le pont, le grincement des palans, le tremblement du cabestan qui se répercutait dans chaque couple.
Il s’approcha des fenêtres de poupe, en ouvrit une. La pluie et les embruns lui trempèrent immédiatement le visage et la poitrine.
Il cria son nom, juste une fois, et l’entendit pleurer par-delà les eaux tumultueuses.
Ne me laisse pas.